LA DÉCISION ENTREPRISES AESIR INC. C. GIGUÈRE
Une personne morale a-t-elle le droit de reprendre possession d’un logement?
INTRODUCTION
Une société par actions dont l’unique actionnaire et administrateur est une personne physique a-t-elle le droit de reprendre possession d’un logement en vertu des articles 1957 et suivants du Code civil du Québec? La Cour du Québec a tranché la question en février dernier lorsqu’elle a rendu jugement dans la cause de Entreprises Aesir inc. c. Giguère1. Voyons en quoi cette décision délimite le droit à la reprise de logement en matière de louage.
LES FAITS
AESIR est une entreprise fondée par Mme Trudie Resch en 2003. Au sein de cette société, Mme Resch est l’unique administratrice et actionnaire, portant à la fois les titres de présidente et de secrétaire. En date du 17 décembre 2010, AESIR achète de Les Boutiques AU PAIN DORÉ un immeuble qui compte le logement dont la demande de reprise a donné lieu au litige. La même journée, une convention de prête-nom intervient entre Mme Trudie Resch et AESIR pour régir la propriété de cet immeuble. Mme Resch est désignée au contrat comme étant la propriétaire et AESIR y est désignée comme prête-nom. Cet acte confère à Mme Resch la pleine et absolue propriété sur l’immeuble qui venait d’être acquis par la société. Quant au locataire du logement, il a été informé par le notaire de AESIR de la vente. Il a également été prévenu que le paiement du loyer devait dorénavant parvenir à ENTREPRISES AESIR INC. et se faire par chèque adressé au nom de la société.
Le 29 décembre 2010, Mme Resch fait savoir au locataire de l’immeuble qu’elle voulait reprendre possession du logement en lui faisant parvenir un avis formel à ce sujet. L’avis de reprise identifiait la propriétaire de l’immeuble comme étant «Madame Trudie Resch – Entreprises AESIR inc.». À la suite de cet avis, le locataire s’est opposé à la reprise. En défense, il soulevait l’argument que la propriétaire et la locatrice de l’immeuble était une personne morale, sa prétention étant que la loi accorde exclusivement à une personne physique le droit à la reprise de possession de logement.
1. Entreprises Aesir inc. c. Giguère, 2012 QCCQ 1307
LES QUESTIONS SOULEVÉES
A) Est-ce qu’une convention de prête-nom désignant une personne physique comme propriétaire d’un immeuble dont le titre original de propriété appartient à une société par actions peut être opposée au locataire?
B) Une société par actions dont l’unique actionnaire et administrateur est une personne physique a-t-elle le droit de reprendre possession d’un logement en vertu des articles 1957 et suivants du Code civil du Québec?
LA RÉGIE DU LOGEMENT
Le problème qui s’est posé a fait d’abord l’objet d’une décision devant la Régie du logement en première instance. La régisseure Anne Mailfait a rejeté la demande de reprise de possession de logement entrepris par AESIR. Elle a jugé d’abord que le contrat de prête-nom n’était pas opposable au locataire. Elle était également en accord avec l’argument de la défense comme quoi un locateur doit être une personne physique pour exercer le droit de reprise de logement.
LA COUR DU QUÉBEC
La Cour du Québec s’est penchée à son tour sur le litige qui opposait les Enteprises Aesir Inc. et Giguère en fondant son analyse sur l’état du droit. Voici comment elle a répondu aux deux questions soulevées :
Est-ce qu’une convention de prête-nom désignant une personne physique comme propriétaire d’un immeuble dont le titre original de propriété appartient à une société par actions peut être opposée au locataire?
En ce qui concerne la convention de prête-nom qui identifiait Mme Resch comme véritable propriétaire, le juge François Bousquet l’a considérée équivalente à une contre-lettre dans son jugement (art. 1151 C.c.Q.). Il a soulevé que, selon l’article 1152 C.c.Q., la contre-lettre ne lie pas les tiers. Le locataire pouvait s’en tenir à se fier aux apparences, d’autant plus qu’il n’avait jamais été mis au courant de l’existence de la convention. En effet, la société se présentait comme la propriétaire selon la preuve. De plus, elle démontrait aux yeux des tiers qu’elle était locatrice en recevant et encaissant les chèques de loyer tout comme en signant les renouvellements des baux. L’avis de reprise était d’ailleurs signé par AESIR. Cet avis n’indiquait pas que Mme Resch agissait sous un autre statut que représentante de la société. En vertu de l’article 1452 C.c.Q., le locataire était en droit de se prévaloir de la convention au lieu du contrat apparent, ce qu’il n’a pas fait. Après tout, a rappelé le juge, le contenu de cette convention n’était pas en sa faveur. En conséquence, le jugement de la Cour du Québec réitère l’inopposabilité de la convention de prête-nom au locataire.
Une société par actions dont l’unique actionnaire et administrateur est une personne physique a-t-elle le droit de reprendre possession d’un logement en vertu des articles 1957 et suivants du Code civil du Québec?
L’examen de cette question a été fait par la Cour en considération du principe fondateur du droit au maintien dans les lieux. L’article 1957 C.c.Q. se lit ainsi :
Le locateur d’un logement, s’il en est le propriétaire, peut le reprendre pour l’habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
Il peut aussi le reprendre pour y loger un conjoint dont il demeure le principal soutien après la séparation de corps, le divorce ou la dissolution de l’union civile.
Le juge a retiré deux paramètres essentiels de la lecture de cet article. Premièrement, il en a déduit que le locateur ne peut pas être une personne morale, car le texte de l’article évoque des «liens d’ordre affectif et/ou biologique». Une personne morale ne peut pas avoir de parent ou d’enfant par exemple. Deuxièmement, le juge a relevé qu’une fusion est nécessaire entre l’identité du locateur et celle du propriétaire du logement pour se prévaloir de la reprise de logement. Il faut obligatoirement être propriétaire pour revendiquer ce droit à la reprise (art. 1963 C.c.Q.). Le fait que Mme Resch ait été la seule actionnaire ou celui qu’elle est financée personnellement l’acquisition de l’immeuble n’est venu altérer en rien la portée de l’acte de vente notarié non contesté. La société a un patrimoine distinct de son actionnaire et elle oriente sa conduite selon ses propres intérêts.
Dans la version commentée du jugement, le juge a mis en relief que la demande de reprise de possession d’un logement faite par une personne morale à actionnaire unique ne doit pas être traitée différemment de celle présentée par une personne morale comptant plusieurs actionnaires. Il a cité en référence la décision de la Cour d’appel Carrigan c. Cour du Québec2 dans laquelle il a été établi qu’aucun des actionnaires d’une société propriétaire d’un logement n’a le droit de recourir à l’article 1957 C.c.Q. La demanderesse AESIR cherchait à contourner ce précédant en arguant que son cas était différent puisque AESIR n’avait qu’une seule actionnaire. Le juge n’a vu aucune justification à cette différenciation, pas même la théorie de «l’alter ego» codifié à l’article 317 C.c.Q. Il a donc rejeté la demande de reprise de possession de logement.
CONCLUSION
En regard de cette décision de la Cour du Québec, il faut retenir qu’une personne morale, telle une société par actions, ne peut pas revendiquer les droits d’une personne physique. Aucune interprétation de la loi ne pouvait conférer à Mme Resch le droit de propriété transmis à AESIR. Le titre de propriétaire se veut une condition essentielle à tout recours en reprise de possession de logement. Cela dit, l’auteure Nathalie Boyce, qui a poussé la réflexion plus loin dans son commentaire d’arrêt Commentaire sur la décision Entreprises Aesir inc. c. Giguère – Une compagnie peut-elle reprendre possession d’un logement lorsque son seul actionnaire et administrateur est une personne physique?3, pose la question suivante : comment appliquerait-on les conclusions de la décision Entreprise Aesir inc. c. Giguère à la situation où un sociétaire revendiquerait le droit de reprendre un logement situé dans un immeuble dont la propriété est détenue par une société en nom collectif?
2. Carrigan c. Cour du Québec, 2005 QCCA 589
3. Boyce, Nathalie, Commentaire sur la décision Entreprises Aesir inc. c. Giguère – Une compagnie peut- elle reprendre possession d’un logement lorsque son seul actionnaire et administrateur est une personne physique ?, Repères, juin 2012, EYB2012REP1189